Halte au chômage

ode à la liberté mosane

La fin du chômage, doux rêve ou réalité tangible ? En ce moment, c’est pourtant bien ce qui se passe en plein coeur de la Wallonie. Entrez donc dans ce bureau de pointage en bord de Meuse pour voir si cette réalité est aussi désirable …

A l’heure d’écrire ces quelques lignes, les barrages de Haute-Meuse se referment l’un après l’autre et le niveau de la Meuse remonte lentement. Avant de boucler cette parenthèse, réfléchissons un instant à la dynamique naturelle de ce fleuve tellement central dans notre paysage.

A la faveur des ouvertures de barrages, le fleuve a retrouvé un moment son cours naturel. Cette « mise en chômage de la Meuse » pilotée par les Voies hydrauliques a un objectif technique essentiel : réaliser des opérations d’entretien dans les écluses, les barrages, les centrales hydroélectriques et bien entendu sur les berges. L’écoulement, la navigabilité et le tirant d’eau dirigent l’action publique.

D’autres nomment joliment cette période les « vacances de la Meuse », une dénomination plus légère qui invite à la rêverie. Une invitation d’ailleurs difficile à refuser lorsque l’on découvre ces paysages en mal de renaturation. Observer les remous du fleuve à l’approche d’un seuil, voir ces étendues de galets qui, avec quelques semaines de plus, pourraient accueillir leurs premières végétations alluviales, guetter un martin-pêcheur curieux de cette multiplication inattendue de ses lieux de pêche, les expériences sont multiples et la période vaut le détour. Pour peu, on irait bien tous et toutes au chômage également, rien que pour observer l’effet de ce nouveau statut sur nos vies et les paysages quotidiens que, nous aussi, offrons aux personnes autour de nous. Un chômage vu comme une prise de liberté capable de nous sortir de nos contraintes. Serions-nous plus détendus, plus souriants peut-être ou simplement plus réceptifs à toute cette vie qui se déploie autour de nous ?

Mais tout n’est pas rose pendant ces fameuses vacances fluviales, bien loin de là. La mise à nu est parfois particulièrement douloureuse. En 2017, lors des précédentes vacances (les luttes syndicales n’ont ici pas encore permis de faire mieux que 3 semaines en 5 ans), 6 tonnes de déchets avaient été extirpées du lit, cela par l’action de bénévoles de tous poils. Fera-t-on mieux en 2022 ? Les bénévoles auront-ils été au rendez-vous ? Cela dans le contexte actuel de crise qui n’incite pas forcément à la solidarité et aux actions d’intérêt général. Et ce gisement de déchets, quand commencera-t-il à se tarir ou à tout le moins à faiblir un peu ?

A cela s’ajoute le constat d’omniprésence des espèces exotiques envahissantes : corbicules, silures (mieux vaut en croiser les rejetons …), solidage du Canada et renouée du Japon jusque sur les îles, etc. Si la bernache du Canada a quitté un moment ses pâturages habituels, perturbée par la baisse du fleuve, elle retrouve bien vite de nouvelles zones de repos sur les îlots isolés dans les bras du lit endormi. En passant un peu de temps sur le halage et le long des berges, on remarque bien vite que c’est l’oiseau le plus fréquent de la vallée. A l’écart des hordes de bernaches barbotent parfois quelques canards colverts. Absorbé par les paysages, je remarque à peine ce vol maladroit qui passe au-dessus de moi. Je pense d’abord à une poule d’eau mais en réalité c’est un grèbe castagneux qui se pose sur l’eau un peu plus loin avant de plonger dans une attitude bien plus familière. Cette apparition soudaine me fait réfléchir, voilà le seul grèbe que j’observerai en cinq sorties pendant toute cette trêve halieutique. Où sont-ils donc tous passés ? Plus généralement, on peut se poser des questions sur l’état des populations d’oiseaux d’eau de la Meuse. Une banalisation massive est à l’œuvre. Pas un chevalier explorant les plages de galets, même les hérons semblent avoir déserté le secteur.

Sur le chemin du retour de ma dernière sortie, je remarque cette rivière tumultueuse qui se jette bruyamment dans la Meuse en rive gauche. C’est le ruisseau d’Annevoie dont la confluence passe habituellement inaperçue car étant sous le niveau artificiel du fleuve. Un arrêt s’impose. Je crois d’abord avoir rêvé en trouvant à la place un égout bien alimenté à l’endroit supposé de l’écoulement. Et non, je suis descendu juste un trop en aval. Je remonte donc quelques dizaines de mètres et à la recherche d’un passage pour voir la rivière, je me retrouve nez à nez (!) avec un second rejet, plus solide et odorant celui-là… Voilà notre rivière bien entourée : directement en amont et en aval de sa confluence, on trouve des rejets d’eaux usées. Des rejets tellement chargés qu’on y cherche l’eau d’ailleurs !  Aucun traitement, juste un tuyau : on est en ligne directe du producteur. Situé habituellement sous le niveau de la Meuse également, on ne remarque normalement rien sauf pendant trois semaines, tous les cinq ans. « Ça va… » me direz-vous, « on peut vivre avec ! » Si l’impact visuel (et olfactif !) est déplorable, il n’est pas le seul. Toute cette matière, ces produits et substances variées déversés en continu créent une pollution chronique désastreuse, évitable en zone égouttée ou en zone où l’épuration devrait être prioritaire.

Après ces trois semaines de pause, le fleuve a repris inexorablement la vie canalisée qu’on lui impose. A quoi bon se lamenter ? C’est une fatalité, la voie navigable doit le rester. Car en période de chômage du fleuve, loin du désœuvrement, les chantiers sont partout le long de son cours. Un cours d’eau aminci mais qui, jamais, n’apparaît aussi vivant. Le budget de ces entretiens se chiffre en plusieurs centaines de milliers d’euros, sans compter les travaux plus conséquents aux écluses ou le long des halages. Quelle part de ces budgets est aujourd’hui consacrée à des actions qui bénéficient à la vie sauvage du fleuve ? Je me demande si on n’est pas juste à zéro ! Lutter contre les espèces exotiques envahissantes, planter des végétations indigènes humides, stabiliser des embâcles pour servir de refuge à la faune aquatique, supprimer les rejets directs d’eaux usées, sélectionner des arbres d’avenir à conserver le long des berges artificielles. Les priorités sont nombreuses pour renaturer la Meuse mais on semble ici s’être résigné à la mort biologique d’un fleuve canalisé et largement rectifié. A l’image de ces entretiens de berge qui suppriment toute végétation sans distinction. Même le ramassage des déchets est principalement le fait d’actions bénévoles.

L’eau qui remonte camoufle pour les cinq prochaines années les traces d’un écosystème à bout de souffle. Peut-on donc se réjouir des entretiens réalisés ou de la quantité de déchets ramassés ? Et si une vision plus équilibrée de la gestion de ce fleuve, incluant davantage son contexte biologique, était possible ? Et si le prochain chômage était l’occasion de recréer massivement des habitats naturels pour la faune et la flore ?

Saule doré et brume baigné dans la brume mosane. Cette brume omniprésente pendant le chômage comme un signe de la pudeur d’un fleuve meurtri. 
On connaît déjà le panneau qui a fleuri le long des routes avec un homme tronçonneuse à la main occupé à élaguer des arbres et le message très « subtile » : « Nature maîtrisée, vies sauvées« . L’équivalent fluvial serait-il : « Ici, personne ne regarde, alors on dézingue tout » ?
Les îles, ces paradis mosans.
La nature n’est qu’une, pleine et entière. Aussi luxuriante au-dessus qu’en-dessous de l’eau.
Passer sous la porte d’un barrage, une opportunité écologique éphémère.
Le mix énergétique, un concept à la mode où il est difficile de ne pas faire une belle soupe. Une soupe aux poissons dans certains cas …
La bernache du Canada, peu exigeante sur son habitat, règne de manière exclusive en Haute-Meuse. Un peu derrière, l’ouette d’Egypte, tente des approches mais est encore loin du compte…
Voici l’état du lit mosan en octobre 2022, après un nettoyage déjà en 2017 qui lui-même succédait à un nettoyage précédent et avant lui encore un autre, etc. Devant le puits sans fond des déchets sauvages, je me demande si, un jour, nous pourrons véritablement nous réconcilier avec cet écosystème que l’on n’ose même plus nommer.
Liberté inhabituelle pour le Ruisseau d’Annevoie qui rejoint le fleuve mosan dans un paisible tumulte oxygénant.
Des anguilles en Meuse ? Il en restait au moins une … Un signe que l’on peut revenir en arrière pour accueillir à nouveau la vie sauvage au bord du fleuve.
La fête est finie, on vient reprendre les déchets charriés par le fleuve. Pas moins de 6 tonnes collectées en 2017, aura-t-on battu ce triste record en 2022 ?
L’égouttage et l’épuration des eaux usées sont un domaine complexe avec sa paperasse administrative et sa cascade de responsabilités, ce n’est pas neuf et ça ne semble pas s’améliorer. N’empêche, se rend-on compte que cette inertie générale cautionne des rejets directs comme celui-ci ? Il en existe des dizaines avec leur lot de pollution permanente, la situation évolue peu. Nous sommes en 2022 et la Directive-cadre sur l’Eau a fêté ses 22 ans de mise en œuvre.
Quelques baguettes de saule plantées sur l’île de Godinne pour limiter l’érosion et densifier la végétation rivulaire. Préserver la biodiversité mosane, selon ses moyens. On peut s’en réjouir même si il y a comme un goût amer lorsque l’on observe tous les énormes chantiers qui se déploient en amont et en aval pour faciliter l’écoulement et la navigation.
Voilà, c’est fini. Les barrages se sont refermés, les berges artificielles retrouvent une eau contenue presque immobile. La bernache retourne à ses occupations de pâturage entrecoupées d’envols tonitruants, la banalisation de la vallée peut se poursuivre gentiment. Jusqu’aux prochaines vacances, dans cinq ans.

16 Comments on “Halte au chômage

  1. Wahou, quel reportage… C’est beau, triste, fort et ça en dit tellement sur le rapport à la nature de notre société…

    • Merci Céline, il n’est malheureusement pas facile de regarder nos paysages en conscience tous les jours ! Mais ces situations sont pour la plupart améliorables, il nous manque une volonté de faire/de fer.

  2. Résilience – résistance et jamais se résigner… Bravo Michel pour avoir (r)amené ce sujet à nos consciences… la banalisation liée à l’instrumentalisation sociétale actuelle de la Nature/Vie autour de nous, nous laisse trop souvent oublier comment elle peut être belle et sauvage. Qu’en pense le SPW MI et le GW? 🙂

    • Bonjour Eric et merci. Je pense que le SPWMI progresse sur les enjeux écologiques mais ça reste fort lent et le préalable est que ça ne gêne pas, que ça n’empiète pas, que ça ne coûte pas …

  3. Merci pour ce superbe reportage très explicite et intéressant. Superbes photos !

    • Merci Marie, réveiller les consciences passe par l’image, j’en suis convaincu !

  4. Salut Michel, merci pour ta ténacité à travers tes superbes photos et ton écrit auquel j adhère! Bonne continuation, Yves

    • Merci Yves ! Oui, je pense que l’on pourrait faire mieux pour notre fleuve mosan !

  5. Magnifique photo-reportage et réflexions que je partage ! Une « nature maitrisée », ça oui, c’est vraiment l’impression que cela donne. C’est même poussé à l’extrême sur ce fleuve. Je me demande comment faire en sorte qu’on aboutisse un jour à une renaturalisation partielle de la Meuse belge ? Un brainstorming à mené un jour ?

    • Merci pour ton retour Jean-Yves ! Je suis d’accord avec toi, c’est un sujet qui mériterait débat pour sortir de la résignation actuelle. Une idée pour les prochaines expos AVES ?

    • Merci Jamy ! En tant que riverain du fleuve, j’imagine bien que tout ceci doit te parler !

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